La retraitée russe porte un col roulé rouge et une toque en fourrure. Elle écoute le verdict qui tombe, puis, raconte un témoin, comme frappée par les mots du juge, se met « à saigner du nez ».
Ce 29 janvier 2024, Evguénia Maïboroda, alors âgée de 72 ans, est condamnée à cinq ans et demi de prison pour s'ętre opposée à l'invasion de l'Ukraine. Six ans plus tôt, elle soutenait Vladimir Poutine et l'annexion de la Crimée.
Transformation d'une supportrice
Sur une photo prise au tribunal de Chakhty, dans le sud-ouest de la Russie, elle est assise sur le banc des accusés, la main posée sur le cœur. Son regard, étrange, exprime la stupeur et une pointe de reproche.
Dans son affaire, elle a été accusée d'avoir partagé deux contenus illégaux sur les réseaux sociaux : l'un véhiculant « de fausses informations » sur l'armée russe, l'autre comportant un « appel public à commettre des activités extrémistes ». Pour cette raison, avant męme le jugement, Maïboroda, une ancienne employée d'une mine de charbon, avait été placée, le 28 avril 2023, sur la liste des personnes décrétées « terroristes et extrémistes » par la Fédération de Russie.
Famille idéale soviétique
Evguénia Nikolaïevna Maïboroda est née le 10 juin 1951 à Kamenolomni, au sud de la ville de Chakhty, dans la région de Rostov, frontalière de l'Ukraine. Elle rencontre son futur mari, Nikolaï Maïboroda, lors de leurs études dans un institut technique.
Le couple commence à travailler dans une mine de charbon près de Chakhty. Il est mineur dans une brigade réputée ; elle, opératrice dans la centrale électrique associée à l'exploitation. Ils ont un fils, Sergueï.
Déclassement et tragédies
Les Maïboroda forment une famille idéale, les mineurs étant haut placés dans la hiérarchie soviétique. Ils profitent de privilèges, voyagent à travers le bloc communiste. Quand l'URSS s'effondre, en 1991, ils subissent un déclassement économique, avec la suspension du versement des salaires, mais également symbolique car les valeurs qu'ils incarnaient sont remplacées par celles d'un capitalisme sauvage.
Le 31 août 1997, journée des mineurs, une date importante dans la mythologie soviétique, leur fils unique a un accident de voiture. Il meurt à 25 ans. « On était à l'enterrement. Elle était dans un tel état qu'elle ne se rappelle plus de rien. Son fils était tout pour elle », commente Maria, une proche témoignant anonymement pour raison de sécurité.
Solitude et réseaux sociaux
En 2002, la mine ferme. Moins de dix ans plus tard, en 2011, son époux Nikolaï décède d'une maladie fulgurante. Maïboroda se réfugie dans la religion et prend soin d'elle : sur les photos, elle est habillée élégamment avec toujours, sous les yeux, un fin trait de crayon noir.
« C'est une meneuse dans la vie. Elle est très dure à briser », énonce Maria. Fin 2017, Evguénia Maïboroda découvre les réseaux sociaux et crée un compte sur VK (l'équivalent russe de Facebook).
Soutien initial à Poutine
Sa page montre son évolution politique. Pendant cinq ans, elle partage des centaines d'images de chats, de fleurs, des blagues, des messages religieux et nostalgiques de l'URSS... et des commentaires sur le pouvoir.
Entre mars et août 2018, elle publie une trentaine de photos avec des légendes qui présentent Vladimir Poutine comme un dirigeant merveilleux qui redonne sa grandeur au pays. Sur l'une d'elles, Poutine dit à Donald Trump qu'il rendra la Crimée à l'Ukraine « si les États-Unis rendent le Texas au Mexique et l'Alaska à la Russie ».
Réforme des retraites
Sur une autre, l'ex-président ukrainien Petro Porochenko est qualifié de « débile ». Jusque-là, rien d'exceptionnel. Le discours de stabilité et de puissance retrouvée du poutinisme a séduit beaucoup de Russes meurtris par la crise des années 1990.
Puis intervient la métamorphose. À partir de l'été 2018, la Russie est touchée par des protestations contre la hausse brutale de l'âge du départ à la retraite. La grogne vient d'en bas et sort des cercles d'opposition des grandes villes.
Changement de ton
« D'habitude, Vladimir Poutine se pose en arbitre, en garant des intéręts de la population, en grand chef populiste... Mais là, c'est la première fois où il prend la parole pour défendre une réforme, disons, antisociale », relève Karine Clément, spécialiste des mouvements sociaux russes. Cet engagement fait chuter la popularité du président mais aucune manifestation massive n'a lieu.
Fin 2018, la tonalité des messages politiques d'Evguénia Maïboroda change néanmoins complètement. Elle partage des messages dénonçant la pauvreté en Russie, un pays pourtant très riche en ressources naturelles, souligne-t-elle.
Village en détresse
La journaliste Tatiana Vassiltchouk, du média indépendant Novaïa Gazeta, a effectué un reportage à Maïski, le village de Maïboroda miné par le chômage et les problèmes de déchets. « Le village se noie dans les décharges d'ordures », décrit-elle.
En 2020, Evguénia Maïboroda s'oppose à la révision constitutionnelle ayant permis au président de rester au pouvoir jusqu'en 2036. « Non à un Poutine éternel, (...) non aux mensonges et à la corruption éternels », dit l'une de ses publications.
Opposition à l'invasion
Arrive l'invasion russe de l'Ukraine en février 2022. Sur son compte VK, Maïboroda fustige l'agression. Et soutient le régiment ukrainien Azov, fondé par des militants d'extręme-droite dont des néo-nazis, qui jouit aujourd'hui d'une réputation héroïque pour ses faits d'armes, notamment sa résistance lors de la bataille de Marioupol.
En Russie, tout soutien aux forces ukrainiennes, surtout Azov qui a depuis élargi son recrutement, ou opposition publique au conflit est traqué par les services de sécurité qui ont ainsi écroué des centaines de personnes. Maïboroda est repérée.
Perquisition et condamnation
En février 2023, son domicile est perquisitionné. Elle reçoit une amende et une première courte peine d'emprisonnement. Une affaire criminelle est ouverte, menant à sa condamnation de janvier 2024.
Il lui est reproché d'avoir publié sur VK un message dénonçant les milliers de victimes du siège de la ville ukrainienne de Marioupol, au printemps 2022, mais aussi d'avoir partagé une perturbante vidéo. Dans cette dernière, une fillette s'exprime devant un ordinateur dont l'écran affiche une croix gammée.
Accusation de nazisme
Elle tient un couteau et appelle, en ukrainien, à égorger des Russes. Ces images, publiées par un compte pro-Kremlin, alimentent le récit du pouvoir russe qui, du fait de l'admiration de certaines formations militaires en Ukraine pour les nationalistes ukrainiens ayant combattu l'URSS avec Hitler, dit mener une guerre contre des « néo-nazis ».
Pour avoir repartagé cette vidéo, qui selon les services de sécurité ukrainiens (SBU) déforme la réalité et faisait partie « d'une campagne de propagande », Maïboroda se retrouve accusée de nazisme. « Elle ne défend pas cette idéologie », tranche une source proche du dossier, sous couvert d'anonymat.
Famille en Ukraine
Maïboroda, qui a de la famille en Ukraine et s'y rendait régulièrement, a expliqué au tribunal qu'un de ses cousins avait été blessé, à l'été 2022, par un bombardement russe à Dnipro. Selon sa proche, Maria, Maïboroda n'a pas perçu le danger de son militantisme virtuel et s'est égarée « comme un agneau ».
Mais sa politisation montre aussi une certaine lucidité. « Il faut ętre très intelligent pour s'orienter dans la sphère publique russe », note la sociologue Karine Clément.
Stratégie du chaos
Car, selon elle, le Kremlin entretient un « brouillage des consciences » à coups de paradoxes assumés et de désinformation qui, en plus des persécutions judiciaires, vise à décourager « la formation de mouvements politiques de masse ». Le récit présentant l'invasion de l'Ukraine comme « un combat contre le nazisme » dans un pays dirigé par un président d'origine juive, Volodymyr Zelensky, illustre cette stratégie du chaos, estime l'experte.
Le tumulte des années 1990, quand des oligarques présentaient leurs réformes ultralibérales comme des avancées vers la « démocratie », a aussi favorisé la confusion puis l'autoritarisme de Poutine, poursuit-elle. Aujourd'hui, la sociologue associe le soutien de nombreux Russes à la guerre à une « soif de faire communauté » et voit Maïboroda comme une personne sortie du lot pour avoir « une bonne image de soi ».
Reconnaissance internationale
L'affaire a eu un certain écho dans les médias et les ONG d'opposition en Russie et en exil. L'organisation Memorial l'a très vite reconnue « prisonnière politique » et des critiques du Kremlin ont estimé que son cas illustrait l'intensité croissante de la répression.
Contrairement à des milliers de prisonniers ukrainiens détenus au secret et torturés, Evguénia Maïboroda, en tant que citoyenne russe, a des conditions d'emprisonnement plutôt correctes. Elle peut théoriquement recevoir des lettres, certes censurées par l'administration pénitentiaire, et passer, parfois, des appels téléphoniques.
Témoignage depuis la prison
Début juin, après six mois d'attente incertaine, elle a pu répondre à des questions de l'AFP lors d'un appel de dix minutes enregistré par un intermédiaire, depuis sa prison dans la région de Rostov. Ses proches la décrivaient au printemps comme déprimée et souffrante.
Mais son ton, lors de cet appel, est étonnamment énergique pour une femme de 74 ans emprisonnée depuis un an et demi. « Le plus dur pour moi, c'était la privation de liberté. C'est trèèès dur. Mais ma foi et mes prières m'ont aidée », explique-t-elle, la voix hachée par la transmission téléphonique.
Foi et regrets
Mais pourquoi a-t-elle partagé cette vidéo d'une fillette, devant un emblème nazi, qui appelait à tuer des Russes ? « C'est arrivé par accident, c'était stupide », répond-elle. Elle déclare exécrer « la haine », « les mensonges » et affirme que ses « vertus préférées » sont « l'amour et la joie de vivre ».
Sur les raisons de son opposition à l'invasion de l'Ukraine, elle réplique : « Car je suis croyante. Tu ne tueras point. Et puis pourquoi ? Pourquoi tout ça ? Moi, je n'ai pas compris. »
rco/dp/ib Note : Cet article a été édité avec l'aide de l'Intelligence Artificielle.